Chapitre VI
A partir du pont, du côté de Frankwell – faubourg hors les murs, situé sur l’autre rive du fleuve – la route filait vers l’ouest, en pente raide, laissant derrière les jardins bordant le village. D’abord, il n’y avait qu’une voie escaladant la colline qui se dressait au-dessus de la Severn, puis elle faisait une fourche dont la branche sud se séparait bientôt en deux, formant trois doigts pointés vers le pays de Galles. Cadfael prit la route la plus au nord, celle-là même qu’avaient suivie de nuit Torold et Nicholas, après la prise du château.
Il avait pensé rendre visite à Edric Flesher en ville, pour lui donner des nouvelles du messager survivant, puis il décida de n’en rien faire. Torold n’était pas encore en sécurité et jusqu’à ce qu’il soit parti, moins il y aurait de gens susceptibles de trop parler en présence d’éventuels ennemis, mieux ce serait. Il serait toujours temps de se réjouir de la bonne nouvelle avec Edric et Pétronille.
Il s’enfonçait maintenant dans le bois épais mentionné par Torold ; la route était devenue un étroit chemin herbu, serpentant entre les arbres, en lisière de forêt, et des champs cultivés apparaissaient entre les troncs. Et puis, cachée un peu plus profond dans les bois, la cabane basse avec de grosses poutres apparut. De là, ce n’était pas bien difficile pour un cavalier de transporter un mort jusqu’aux douves du château. Les méandres de la rivière, comme partout par ici, formaient des boucles compliquées, qu’il avait fallu traverser pour atteindre le lieu où l’on avait jeté les morts, mais en face du château, il y avait de ce côté un endroit où une île centrale rendait la rivière guéable, même à pied, en une saison aussi sèche, après la prise du château lui-même. Ça n’était pas loin et la nuit avait été assez longue. Et puis quelque part, il y avait les terres d’Ulf, où Torold avait réussi à faire l’échange des chevaux. Cadfael tourna dans cette direction et s’aperçut que le petit clos était à moins d’un quart de mille du sentier.
Ulf, occupé à glaner son blé après l’avoir engrangé, se montra d’abord peu disposé à bavarder avec un moine inconnu, mais lorsque Cadfael mentionna le nom de Torold et lui fit comprendre clairement qu’il avait sa confiance, sa langue se délia.
— Oui, il est venu avec un cheval qui boitait et je lui ai donné le meilleur des miens en échange. J’y ai quand même gagné, en définitive, car l’animal qu’il m’a laissé venait des écuries de FitzAlan. Il boite toujours, mais il va mieux. Vous voulez le voir ? J’ai bien caché son beau harnachement, sinon on remarquerait qu’il a été volé, ou pire, si on le voyait.
Même sans son noble harnais, le cheval, un grand rouan, montrait une grâce étrange pour une bête de trait, appartenant à un fermier. Indiscutablement, il boitait encore d’un antérieur. Ulf désigna la blessure.
— Pour Torold, il s’agissait d’une broquette, remarqua Cadfael, méditatif. Drôle d’endroit pour en trouver une.
— C’était bien une broquette, pourtant ; je l’ai encore. Et il y en avait d’autres. Le lendemain, il m’a fallu passer l’herbe au peigne fin. C’est un lieu de passage pour mes bêtes et je ne voulais pas qu’elles s’y blessent. On en avait répandu plein le chemin, à l’endroit le plus étroit, sur une dizaine de mètres. On voulait les arrêter près de la cabane c’est sûr !
— Quelqu’un qui savait d’avance où ils allaient, la route qu’ils prendraient, qui s’est donné tout le temps de préparer son piège et de tendre une embuscade pour leur sauter dessus.
— Le roi a dû avoir vent de quelque chose, suggéra Ulf, l’air sombre. Il a envoyé les hommes en secret pour récupérer ce qu’ils transportaient. Il cherche de l’argent partout, comme ceux d’en face d’ailleurs.
Cadfael pensait néanmoins, en traversant le bois pour se rendre à la cabane, que le roi n’avait envoyé personne ; il n’y avait eu qu’un homme seul agissant pour son propre compte. S’il s’était agi d’un émissaire du roi, il aurait eu des hommes avec lui : si tout avait bien fonctionné, ce n’était pas les coffres royaux qui auraient profité de l’opération.
En un mot, tout tendait à prouver qu’il y avait eu une tierce personne ici cette nuit-là. Il s’avérait de plus en plus que Torold était innocent. Il y avait bien eu des broquettes, qu’on avait semées pour être certain de blesser l’un ou l’autre des deux chevaux et jusqu’à présent, le stratagème avait réussi peut-être mieux que prévu, puisque les deux compagnons s’étaient séparés, laissant le meurtrier libre de s’occuper du premier d’abord et de se cacher pour attendre le second.
Cadfael ne se rendit pas tout de suite dans la cabane ; les parages l’intéressaient également. Quelque part par ici, bien à l’écart de la cabane elle-même, Torold s’était laissé guider par son instinct et il avait attaché les chevaux plus loin sur la route, prêt à prendre la fuite. Et quelque part par là, probablement enfoncé sous le couvert des arbres, le troisième homme aussi devait avoir un cheval qui l’attendait. Sans doute était-il encore possible de trouver des traces. Il n’avait pas plu depuis cette fameuse nuit et il n’y avait sûrement pas eu beaucoup de gens pour hanter ces bois depuis lors. Tous les habitants de Shrewsbury continuaient à se terrer chez eux, à moins d’être forcés de sortir, et les patrouilles royales chevauchaient à découvert, là où elles pouvaient aller vite.
Ça lui prit un peu de temps, mais il trouva les deux endroits. Le cheval solitaire, simplement entravé, avait été laissé au pâturage ; il devait s’agir d’un bel animal à en juger par les larges traces de sabots bien ferrés qu’il avait laissées dans une partie de terre meuble, un simple trou de boue sèche où l’eau demeurait en général après la pluie et qui laissait un dépôt limoneux. Le lieu où les deux chevaux avaient attendu était plus à l’ouest de la cabane et bien à couvert. Une branche basse dont l’écorce avait été arrachée, laissant comme une cicatrice, montrait qu’on avait fait vite pour les détacher, et l’on pouvait voir deux séries d’empreintes différentes là où l’herbe se raréfiait et laissait place à la terre nue.
Cadfael entra dans la cabane. Il faisait grand jour et avec la porte ouverte, il y avait bien assez de lumière à l’intérieur. Le meurtrier qui y avait attendu sa victime avait forcément laissé des traces.
Les restes du fourrage pour l’hiver, moissonnés le long de l’orée ensoleillée du bois, étaient restés ici, disposés proprement en tas contre le mur du fond, en attendant le retour de l’automne. Mais maintenant, un océan d’herbes avait surgi et s’était répandu partout sur le sol de terre battue, comme si une tempête avait tout ravagé sur son passage. La mangeoire branlante dont Torold avait arraché une planche disjointe était là, penchée comme si elle avait bu. Le fourrage sec était plein d’herbes folles, sèches et bruissantes, mais embaumaient encore, et parsemé de graterons hérissant leurs piquants. Ce qui lui rappela non seulement la brindille qu’il avait trouvée prise dans la gorge de Nicholas Faintree, cassée par la corde du tueur, mais également la vilaine blessure à l’épaule de Torold. Il avait besoin de grateron pour lui faire un pansement, il en chercherait à la lisière des champs où on en trouvait sûrement en abondance. La justice de Dieu qui avait attiré l’attention sur le meurtre de l’un des deux amis grâce à une brindille sèche de la récolte de l’an passé, pourrait bien, grâce à la même herbe, servir à calmer et guérir les blessures de l’autre par le don de la récolte nouvelle.
Il n’empêche qu’il n’y avait pas grand-chose dans la cabane, à part les traces évidentes du corps à corps qui s‘y était déroulé. Mais parmi les planches mal équarries derrière la porte, demeuraient quelques fibres d’un tissu de laine d’un bleu très soutenu, en fait un chiffon plutôt que des fibres. Quelqu’un avait dû se cacher là, rabattant la porte contre lui. Il y avait aussi un petit tas de trèfle sec, avec au-dessus une tache de sang encore plus ténue. Mais Cadfael passa en vain au peigne fin le fourrage bruissant, pour retrouver l’arme du tueur. Soit que le meurtrier l’eût retrouvée et emportée avec lui, soit qu’elle fût bien cachée dans un autre coin, à l’abri des recherches. Cadfael fit à quatre pattes la distance séparant la mangeoire de la porte ; il allait abandonner et se relever quand la main sur laquelle reposait son poids porta sur quelque chose de dur et de pointu ; ce contact inattendu lui fit faire la grimace. Quelque chose était à moitié enfoncé dans le sol de terre battue sous le foin plus mince, comme une autre broquette qu’on aurait plantée là pour servir de leçon à un moine trop curieux. Il s’accroupit sur les talons et tamisa soigneusement les herbes bruissantes, jusqu’à ce qu’il pût mettre la main sur ce qui s’y cachait et voir ce que c’était. Il voyait bien maintenant ce dont il s’agissait ; c’était dur, incrusté et froid, et cela lui remplit la paume. Il éleva l’objet dans la lumière du jour qui s’engouffrait par l’ouverture de la porte derrière lui, et l’objet étincela, avec des reflets d’or, comme un soleil en miniature.
Cadfael se releva complètement et sortit dans le clair soleil de l’après-midi, pour examiner sa trouvaille. C’était une grosse pierre dure, grossièrement taillée, de la taille d’une pomme sauvage, une topaze d’un jaune profond, encore enchâssée et à demi dissimulée dans un ergot d’aigle en vermeil. La griffe était complète, d’une belle facture, mais brisée à la tige juste sous la pierre qu’elle enchâssait. Il s’agissait de l’extrémité d’un bel ouvrage d’argenterie : le bout d’une queue de broche ? Non, trop gros pour ça. L’extrémité d’un manche de poignard ? Si oui, c’était une belle pièce, pas un poignard commun. Sous le bout brisé, il y avait eu la poignée ronde, et sur la garde, étincelaient peut-être quelques petites topazes, assorties à celle qu’il tenait en main, comme une petite balle d’or aux facettes ternies.
Un homme s’était débattu ici, se servant de ses ongles dans les affres de l’agonie ; deux autres s’étaient battus en un combat mortel ; n’importe lequel d’entre eux, d’un coup de hanche, aurait pu enfoncer cette pierre dans le sol de terre dure et briser la dague à l’endroit le plus fragile sans s’en rendre compte.
Frère Cadfael rangea soigneusement la topaze dans sa besace et alla chercher du grateron. Dans les herbages épais, près des arbres, là où donnait le soleil, il en trouva en quantité, formant un tapis anguleux. Il en remplit sa besace et se dirigea vers l’abbaye, des dizaines de petits piquants accrochés à sa robe.
Dès que tous les moines se furent rendus à leurs occupations de l’après-midi, Godith s’éloigna en catimini, et prit soin de ne pas se rendre directement au moulin, à l’extrémité de la Gaye. En chemin, elle avait cueilli des prunes mûres au verger et elle avait emporté la moitié d’une petite miche de pain frais et une autre flasque du vin de Cadfael. Le blessé n’avait pas tardé à montrer un solide appétit et elle aimait le voir prendre plaisir à manger et boire, comme si l’ayant trouvé complètement démuni, elle avait le sentiment qu’il lui appartenait. Il était assis sur son lit de sacs, vêtu de pied en cap. Le dos appuyé aux madriers tièdes du mur, il avait étendu ses longues jambes, les chevilles croisées. Les chausses lui allaient bien et la tunique aussi, simplement un peu courte aux manches. Il avait l’air de se porter étonnamment bien, mais il avait encore le teint un peu plombé et il surveillait ses mouvements, car ses blessures le faisaient encore souffrir. Elle ne fut pas très contente de voir qu’il avait fait l’effort de revêtir la tunique et elle le lui dit.
— Vous devriez prendre soin de votre épaule, ça n’était pas la peine d’enfiler la manche. Si vous faites trop d’efforts, vous ne guérirez jamais.
— Je vais très bien, répliqua-t-il distraitement Et il faut que je m’habitue à un certain inconfort si je dois m’en aller bientôt Ça se referme plutôt bien, si je puis dire. Godric, poursuivit-il, en se détournant de ses propres maux, car il avait manifestement d’autres chats à fouetter, je n’ai pas eu le temps de poser la question ce matin mais frère Cadfael a dit que Nick avait été enterré ici, dans l’abbaye. Est-ce vrai ?
Il n’en doutait pas vraiment, mais voulait savoir comment c’était arrivé et comment on l’avait trouvé.
— C’est frère Cadfael qui a tout fait, répondit Godith, s’asseyant près de lui pour tout lui raconter. Il y avait un corps en trop et frère Cadfael a refusé de se reposer avant d’avoir trouvé de qui il s’agissait, et depuis lors, il remue ciel et terre. Le roi sait qu’un meurtre a été commis et il a dit qu’il fallait le venger. Et si quelqu’un peut faire qu’on rende justice à votre ami, c’est bien frère Cadfael.
— Oui, il semble que je n’aie pas causé grand mal à celui qui était dans la cabane, je l’ai simplement étourdi quelques minutes. Je le craignais. Il a été assez malin pour se débarrasser du corps avant le matin.
— Mais pas assez pour tromper frère Cadfael. Pour lui, chaque âme compte. Maintenant, au moins, Nicholas a été enterré selon les rites de l’Eglise et sous son nom. Et il a une belle tombe.
— Je suis heureux qu’on ne l’ait pas laissé pourrir sans l’honorer et qu’on ne l’ait pas mis dans une tombe anonyme comme les autres, reconnut Torold. C’étaient nos camarades et ils ne méritaient pas ça. Si nous étions restés, nous aurions subi le même sort. Ça peut encore m’arriver, s’ils me prennent. Étienne approuve cependant qu’on recherche le meurtrier qui a fait le travail pour lui. Quel monde de fous !
C’était aussi l’avis de Godric ; mais cependant, il y avait une différence. Une sorte de logique autorisait le roi à accepter la responsabilité des quatre-vingt-quatorze exécutions qu’il avait ordonnées, tout en rejetant complètement la mort du quatre-vingt-quinzième, tué par traîtrise et sans accord.
— Il méprise cette manière de tuer et il répugne à servir de complice. Et personne ne vous prendra, dit-elle fermement, et elle sortit les prunes de sa tunique pour les poser entre eux sur la couverture. Essayez ça, c’est plus doux que le pain.
Ils étaient assis amicalement, jetant les noyaux de prunes dans la rivière par un interstice entre les planches.
— J’ai toujours une mission à accomplir, déclara simplement Torold, et moi seul maintenant peux m’en charger. Dieu sait, Godric, ce que j’aurais fait sans frère Cadfael et toi, et il va falloir que je parte en vous laissant derrière, sans grande chance de vous revoir. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi. Mais je dois partir, dès que je le pourrai. Sans moi, tout ira mieux pour vous, vous serez plus en sûreté.
— Qui est en sûreté ? Où ? riposta Godith, mordant dans une autre prune mûre. Il n’y a pas d’endroit sûr.
— Mais il y a des degrés dans le danger. J’ai une tâche que je me sens capable d’accomplir à présent.
Elle se tourna vers lui, offensée, et le dévisagea longuement. Avant cet instant, elle n’avait jamais envisagé l’idée qu’il partirait. Elle venait à peine de le rencontrer et à moins qu’elle ait mal compris, voilà qu’il menaçait de s’en aller et de sortir de sa vie. Enfin, elle pouvait compter sur frère Cadfael pour l’en empêcher.
— Si vous pensez que vous allez partir avant d’être complètement guéri, le gronda-t-elle, forte de l’autorité de son maître, vous feriez mieux d’y réfléchir à deux fois. Vous partirez quand on vous y autorisera, et ce n’est pas pour demain. Enfoncez-vous bien ça dans la tête.
Torold la regarda bouche bée, amusé, ravi, et la nuque appuyée au mur de bois rugueux, éclata de rire.
— Tu me rappelles ma mère quand j’avais fait une mauvaise chute à la quintaine[6]. J’ai beaucoup d’affection pour toi, pour elle aussi d’ailleurs, j’ai pourtant fait ce que j’ai voulu. Si tu étais à ma place, tu ne serais même pas resté aussi longtemps, malgré tes airs bravaches.
— Vous vous trompez, dit-elle, furieuse. Je ne suis pas si bête. Que feriez-vous de bon, une fois parti d’ici, sans même une arme, sans cheval ? Vous avez libéré vos chevaux, pour détourner les poursuivants, hein ? Vous nous l’avez dit. Vous n’iriez pas bien loin. Vous pensez que FitzAlan vous serait reconnaissant de cette folie ? D’ailleurs, à quoi bon cette discussion, reprit-elle d’une voix hautaine, vous ne seriez même pas fichu d’aller jusqu’à la rivière. Frère Cadfael vous ramènerait sur ses épaules, comme il l’a déjà fait une fois !
— Ah, tu crois ça, mon petit Godric ? Ai-je l’air si faible ?
Il avait momentanément oublié ses soucis, amusé et piqué au vif par l’impudence de ce gamin, qui le menaçait avec agressivité d’un échec humiliant.
— Comme un oiseau tombé du nid, affirmait-elle en jetant sèchement un noyau de prune dans la rivière. Un enfant de dix ans vous ferait toucher le sol des deux épaules.
— Ah, vraiment ? ricana Torold, roulant sur lui-même pour la prendre par la taille de son bras valide. Je vais vous montrer, Messire Godric, s’il me reste des forces.
Il rit de plaisir à sentir ses muscles répondre, et il fut ravi de cette bagarre soudaine avec ce gamin arrogant, à qui il faisait confiance et qui méritait une petite leçon. Il utilisa son bras blessé pour maintenir au sol les deux épaules de son adversaire ; le garçon, sous cette attaque, ne poussa qu’un seul cri étouffé.
— Tu vois, je n’ai besoin que d’un seul bras, mon bel ami, déclara Torold tout fier, et il appuya fermement sa main gauche sur la tunique trop large, pour le lui montrer.
Il recula tout de suite, stupéfait, au moment où Godith, reprenant son souffle pour l’injurier, lui appliqua de la main droite une gifle retentissante. Ils s’écartèrent l’un de l’autre d’un bon mètre, dans un silence lourd, et s’assirent sur les sacs froissés.
Ce silence pesant dura longtemps. Il s’écoula une bonne minute avant qu’ils ne tournent seulement la tête pour se regarder prudemment du coin de l’oeil. Le profil méfiant de la jeune fille passa de la colère à la sympathie et à un sentiment de culpabilité. Rien de plus délicatement féminin que ce minois. Torold devait être malade et fatigué pour ne pas s’en être aperçu. Cette voix douce et brusque qui l’avait trompé sans qu’elle le voulût, ajoutait à son charme. Méditatif, il frotta son oreille endolorie.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ? demanda-t-il précautionneusement. Je ne voulais pas vous offenser. Comment pouvais-je savoir ?
— Qu’est-ce que vous aviez besoin de savoir ? aboya Godith, toujours vexée. Vous n’aviez qu’à être assez malin pour faire ce qu’on vous dit, ou traiter vos amis courtoisement !
— Mais c’est vous qui m’avez provoqué ! Grand Dieu, protesta Torold, j’en aurais fait exactement autant si j’avais eu un petit frère, et vous l’avez cherché. Frère Cadfael est-il au courant ? demanda-t-il soudain.
— Évidemment ! Frère Cadfael n’a pas les yeux dans sa poche, lui !
Il y eut un autre silence plus prolongé, plein de rancune, de curiosité et de méfiance ; tandis qu’ils continuaient à s’observer à travers leurs paupières baissées, elle jeta un regard furtif sur la manche qui couvrait sa blessure, pour le cas où une trace révélatrice apparaîtrait, et lui admira de nouveau les courbes délicates de son visage, ses lèvres boudeuses et ses yeux baissés l’avertissant qu’elle était encore fâchée.
Deux petites voix méfiantes s’élevèrent ensemble, réticentes : » Je t’ai fait mal ? »
Ils se mirent à rire au même instant, conscients soudain qu’ils étaient ridicules. Leur impression d’éloignement s’effaça totalement ; ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, riant comme des fous, et retrouvèrent des relations très simples, à l’exception des égards un peu exagérés qu’ils se manifestaient quand leurs corps se touchaient.
— Tu n’aurais pas dû te servir ainsi de ton bras, lui reprocha-t-elle enfin, comme ils se dégageaient avant de se rasseoir, soulagés et heureux. La blessure n’est pas belle, elle aurait pu se rouvrir.
— Mais non, tout va bien. Mais toi – je suis désolé de t’avoir froissée. Qui es-tu ? demanda-t-il tout simplement, certain d’avoir droit à une réponse. Comment es-tu venue te fourrer dans cette histoire ?
Elle tourna la tête vers lui et lui jeta un long regard grave ; il n’y aurait rien désormais qu’elle hésiterait à lui confier.
— Ils sont partis trop tard pour me faire quitter Shrewsbury avant la chute de la ville. C’était une tentative désespérée, mais j’étais sûre que je pourrais passer pour un serviteur de l’abbaye. Et ça a réussi, sauf avec frère Cadfael. Je t’ai eu, toi aussi, avoue-le. Nous sommes du même camp, Torold ; je me cache, comme toi. Je suis Godith Adeney.
— C’est vrai ? dit-il, rayonnant, les yeux ronds, ravi, émerveillé. Tu es la fille de Fulke Adeney ? Dieu soit loué ! On s’inquiétait pour toi ! Nick surtout, car il te connaissait... Je ne t’avais jamais vue avant aujourd’hui, mais moi aussi... Dame Godith, je suis votre serviteur, commandez ! ajouta-t-il en se penchant pour déposer un léger baiser sur la petite main modérément propre qui venait de s’emparer de la dernière prune. C’est magnifique ! Si j’avais su, je t’aurais dit toute la vérité.
— Dis-la-moi, maintenant ; après, je te dirai ce que je sais, nous deux ça fera un tout, répliqua Godith.
Généreuse, elle partagea la prune en deux, jeta le noyau dans la Severn et offrit la partie la plus mûre à Torold, ce qui eut pour effet de lui fermer la bouche.
Frère Cadfael ne se rendit pas directement au moulin ; il s’arrêta à l’atelier pour vérifier que tout était en ordre, piler le grateron dans un mortier et préparer un doux cataplasme frais. Puis il partit rejoindre ses deux protégés, prenant soin de contourner l’ombre du moulin pour arriver de l’autre côté, tout en vérifiant que personne ne l’observait. Le temps passait trop vite et dans une heure, Godith et lui devraient être rentrés pour vêpres.
Ils avaient tous deux reconnu son pas. Quand il entra, ils étaient assis côte à côte, le dos appuyé contre le mur, avec un sourire d’expectative ravie. Ils avaient un air de sérénité détachée, comme s’ils habitaient un monde protégé des contacts communs, des contingences, mais qu’ils lui ouvraient généreusement. Il n’eut qu’à les regarder pour savoir qu’ils s’étaient tout dit ; il était évident qu’ils formaient un couple et qu’il était inutile de leur poser des questions. Pourtant, ils étaient si impatients de tout lui dire !
— Frère Cadfael... commença Godith, qui rayonnait au septième ciel.
— Commençons par le commencement, l’interrompit Cadfael. Aide-le à ôter sa tunique et sa chemise et défais-moi ce bandage, avant qu’il ne colle – parce que, mon ami, vous n’êtes pas encore sorti de l’auberge. Attendons pour parler d’avoir terminé nos soins.
Cela ne suffit pas à les calmer. La jeune fille se leva aussitôt, défit la couture de la tunique à l’endroit de la blessure, détacha les lacets de la chemise pour dégager l’épaule et, libérant doucement l’extrémité de la bande de toile, commença à la rouler. Le garçon penchait la tête à droite, à gauche, pour l’aider, ne quittant pas plus des yeux le visage de Godith qu’elle ne détachait les siens de son visage tendu, sauf pour se concentrer sur sa tâche.
« Eh bien ! » pensa Cadfael, philosophe, » si Hugh Beringar retrouve sa fiancée – à supposer qu’il la cherche vraiment – ça ne l’avancera pas à grand-chose ! »
— Jeune homme, dit-il à voix haute, vous nous faites honneur à tous deux, voilà une cicatrisation superbe ; cette livre de chair qu’on a tenté de vous prélever restera votre propriété, en définitive, et vous tirerez à l’arc avec ce bras, d’ici environ un mois. Mais vous garderez toujours une cicatrice. Maintenant, tenez bon, ça peut vous piquer, mais croyez-moi, c’est le meilleur emplâtre que je connaisse pour les blessures fraîches. Quand un muscle déchiré se referme, ça fait mal, mais c’est bon signe.
— Ça ne fait pas mal, dit Torold, d’une voix rêveuse. Frère Cadfael...
— Taisez-vous jusqu’à ce qu’on ait fini de vous panser. Ensuite, vous jaserez tant que vous voudrez, tous les deux.
Et c’est ce qu’ils firent, quand elle eut aidé Torold à remettre sa chemise et à s’entourer les épaules de sa tunique. Chacun reprenait le fil du récit de l’autre, comme s’ils participaient à une cérémonie, telle une danse que l’on accorde. Même leurs voix commençaient à se ressembler, comme s’ils prenaient la même intonation sans s’en rendre compte. Mais pour l’instant, ils ne se doutaient nullement qu’ils s’aimaient. Ces innocents croyaient à une simple camaraderie de partisans, c’était cependant loin d’être l’essentiel des événements survenus en son absence.
— J’ai tout dit de moi à Torold, déclara Godith, et lui m’a dit la seule chose qu’il ne vous avait pas dite. Et maintenant, il veut que vous soyez au courant.
— J’ai caché le trésor de FiztAlan en lieu sûr, poursuivit simplement Torold. Il était réparti dans deux paires de sacs que j’ai maintenus à flot tout le long du fleuve, mais j’ai dû jeter épée, fourreau et poignard pour m’alléger. Je suis arrivé sous la première arche du pont de pierre. Vous la connaissez comme moi. Cette première pile s’avance et il n’y a pas bien longtemps, un moulin flottant y était amarré, et la chaîne d’ancrage est toujours là, fixée à un anneau dans la pierre. On peut s’y accrocher pour reprendre son souffle et c’est ce que j’ai fait. J’ai remonté la chaîne, j’y ai fixé mes sacs et j’ai tout laissé tomber sous l’eau. Je les ai laissés là-bas et j’ai dérivé, à moitié mort, jusqu’à l’endroit où Godith m’a trouvé.
Il n’avait aucun mal à l’appeler Godith ; ce nom, dans sa bouche, avait quelque chose de jubilatoire.
— Et tout cet or est dans la Severn, conclut-il, du moins, je l’espère, jusqu’à ce que je puisse le récupérer et l’apporter à son propriétaire légitime, puisqu’il est vivant et qu’il pourra en bénéficier, Dieu merci. Mais, dit-il dans un dernier sursaut d’inquiétude, vous n’avez pas entendu dire qu’on l’avait trouvé ? On le saurait si c’était le cas.
— Sans aucun doute, croyez-moi. Non, personne n’a pêché ce genre de poisson. Qui irait le chercher là ? Mais le reprendre sans se faire voir sera peut-être une autre histoire. Il va falloir qu’on réfléchisse tous les trois à une solution. Et puisque vous voici alliés tous les deux, je vais vous raconter ce que j’ai fait, moi.
« J’ai tout trouvé, comme vous l’aviez dit, les traces de vos chevaux, celles aussi de votre ennemi : un seul cheval. Le voleur travaillait pour son propre compte, ce n’était pas un zélote soucieux d’enrichir le roi. Il avait généreusement semé des broquettes sur le chemin, votre parent en a ramassé plusieurs le lendemain, pour que ses bêtes ne se blessent pas. Il y a des traces évidentes de lutte dans la cabane. Et dans le sol, j’ai trouvé ça.
Il sortit de la besace une pierre jaune grossièrement taillée, enchâssée dans une griffe brisée en vermeil. Torold la prit et, curieux, l’examina apparemment sans la reconnaître.
— Ça vient d’une poignée de dague, vous ne croyez pas ?
— Pas de la vôtre ?
— La mienne ? s’exclama Torold en riant. Où un pauvre écuyer, avec son avenir à assurer, irait-il chercher une belle arme comme ça ? Non, moi, J’avais une vieille épée ordinaire portée par mon grand-père avant moi, et le poignard assorti, dans un lourd fourreau de cuir. Si elle avait été aussi légère, j’aurais essayé de la garder. Non, ce n’est pas à moi.
— Ni à Faintree non plus ?
— Non, répondit Torold, secouant la tête, sûr de lui. Si ç’avait été le cas, je l’aurais su. Nick et moi sommes de même origine, et nous étions amis depuis plus de trois ans.
Soudain, il fixa intensément Cadfael.
— Il y a un petit détail qui me revient. Ça signifie peut-être quelque chose, après tout. Quand je me suis libéré et que j’ai laissé l’autre sur le carreau, j’ai marché sur un petit objet dur caché dans le foin et qui a failli me faire tomber. A mon avis, ça pourrait bien être ça. C’était à lui ? Oui, sûrement ! Ça a dû se casser pendant que nous nous battions.
— Oui, certainement, cela lui appartenait et c’est le seul indice nous permettant de remonter jusqu’à lui, dit Cadfael, reprenant la pierre qu’il fit disparaître dans sa besace. Personne ne se déferait d’une aussi belle pièce, parce qu’une pierre s’est cassée. Son propriétaire l’a toujours et il la fera réparer, dès qu’il osera. Si on peut trouver cette dague, on aura trouvé l’assassin.
— Je voudrais à la fois partir et rester ! lança Torold farouchement. Je serais heureux de venger Nick, je l’aimais bien. Mais mon rôle est d’obéir aux ordres et d’aller en France rapporter son trésor à FitzAlan. Et, ajouta-t-il, regardant Cadfael dans les yeux, d’emmener avec moi la fille de Fulke Adeney et de la remettre saine et sauve à son père, si vous acceptez de ma la confier.
— Et de nous aider, ajouta Godith, avec une immense confiance.
— Vous la confier ? Possible, dit placidement Cadfael. Quant à vous aider, je ferai de mon mieux. Rien de plus simple ! Il s’agit seulement – et tenez-vous bien, elle a le front de me le demander ! - de vous trouver deux chevaux, comme ça, alors même qu’une pauvre rosse se vend à prix d’or, de récupérer le trésor que vous avez caché et de m’arranger pour vous faire passer au pays de Galles. Rien de plus simple, vraiment ! Les saints font mieux que ça chaque jour...
Il allait continuer quand il s’immobilisa soudain, levant une main pour leur intimer de se taire. Tendant l’oreille, il perçut une deuxième fois le bruit très doux d’un pas étouffé au bord des chaumes, près de la porte ouverte.
— Qu’y a-t-il ? demanda Godith, d’une voix très basse, les yeux agrandis par l’inquiétude.
— Rien, chuchota Cadfael, mes oreilles me jouent des tours. Bon, reprit-il à voix haute, il faut rentrer pour vêpres. Viens ! Ça ne serait pas convenable d’être en retard.
Torold accepta ses ordres silencieux, et les laissa partir sans un mot. Si quelqu’un avait surpris leur conversation... Mais lui n’avait rien entendu et il lui semblait que même Cadfael n’était sûr de rien. A quoi bon inquiéter Godith ? Cadfael était son plus sûr rempart ici et une fois rentrée à l’abbaye, elle serait à l’abri. Quant à Torold, il saurait bien se débrouiller ; il aurait cependant été plus heureux s’il avait eu une épée !
Frère Cadfael fouilla dans la grande poche de sa robe et en sortit un long poignard dans un fourreau de cuir tout poli par les ans. Il le glissa silencieusement dans la main de Torold. Le jeune homme le prit, émerveillé, regardant respectueusement l’arme qui surgissait comme par miracle, tant elle répondait à ses voeux les plus chers. Il la prit par le fourreau, la croix de la garde à hauteur des yeux, et il l’admirait encore quand ses amis le quittèrent, refermant la porte derrière eux. Cadfael ne cessait de penser à ce regard dans la fraîcheur safranée du crépuscule. Il avait dû avoir lui-même cette expression de ravissement en contemplant lui aussi la garde haut levée de son épée. Quand il avait pris la croix, des années auparavant, il avait prononcé son serment sur cette garde, et le poignard l’avait accompagné jusqu’à Jérusalem, parcourant les mers orientales avec lui pendant dix ans. Même lorsqu’il avait rendu son épée avec les biens de ce monde et renoncé à posséder quoi que ce soit, il avait gardé son poignard. C’était tout aussi bien de s’en séparer enfin et de le donner à quelqu’un qui en avait besoin, et qui s’en servirait avec honneur.
Comme ils passaient le coin du moulin et traversaient le chemin, il jeta un regard prudent aux alentours. Il avait l’ouïe fine des bêtes sauvages et il n’avait entendu ni murmure, ni bruissement de chaumes avant les derniers échanges de leur conversation, et il aurait aussi bien pu s’agir d’un animal traversant les éteules. Tout de même, il lui fallait prendre des précautions, au cas où on les aurait épiés. Bon, au pire, on aurait pu surprendre ce qu’ils avaient dit à la fin, mais c’était déjà révélateur. Avaient-ils mentionné le trésor ? Oui, il avait dit lui-même que ce qu’on attendait de lui était qu’il trouve deux chevaux, récupère le trésor et qu’il les fasse partir sains et saufs au pays de Galles. Avaient-ils dit où le trésor était caché ? Non, ils en avaient parlé bien avant. Mais l’espion, si espion il y avait, avait pu apprendre qu’un fugitif du parti de FitzAlan se cachait là et, pire encore, que la fille d’Adeney avait trouvé refuge à l’abbaye.
Le terrain commençait à devenir un peu trop brûlant. Le mieux serait de les faire partir, dès que le garçon serait capable de monter a cheval. Mais si a soirée se passait sans alarme et que rien ne se produisait, il commencerait à se demander s’il ne s’inquiétait pas pour rien. Il n’y avait personne en vue, qu’un enfant solitaire qui pêchait dans le lointain, au bord de l’eau.
— Que s’est-il passé ? demanda Godith, docile et attentive à ses côtés. Quelque chose vous a inquiété, je le sais.
— Rien, ne t’en fais pas, dit Cadfael. Je me suis trompé. Tout va bien.
Du coin de l’oeil, au même moment, il perçut un mouvement soudain, près de la rivière, au-delà des buissons où elle avait trouvé Torold. Un homme mince, agile, se redressa, s’étirant paresseusement, et sortit du bosquet clairsemé ; coupant à travers les fourrés, il se dirigea vers le sentier, suivant un chemin perpendiculaire au leur. Hugh Beringar s’était arrangé pour que la rencontre eût l’air accidentelle et que cependant elle survînt au moment choisi. Il leur fit bon visage, manifestant du plaisir en reconnaissant Cadfael, et de la bienveillance envers son assistant.
— Quelle agréable soirée, mon frère ! Vous allez à vêpres ? Moi aussi. Puis-je me joindre à vous ?
— Avec plaisir, répondit cordialement Cadfael.
Il tapa sur l’épaule de Godith et lui tendit le petit sac contenant ses plantes et ses bandages.
— Cours devant, Godric, va me ranger ça et rends-toi aux vêpres avec les autres. Ça m’évitera le détour et tu prendras le temps de remuer la lotion que je prépare. Allez, cours !
Godith prit le paquet et partit en courant, prenant soin de le faire comme un garçon, passant la main le long des hautes éteules, tout en sifflotant, heureuse de ne pas rester près de ce jeune homme. Car elle avait les yeux et l’esprit pleins d’un autre.
— Vous avez là un garçon digne de confiance, remarqua Beringar gentiment, en la suivant des yeux.
— Oui, c’est un brave petit, dit Cadfael, placide, accordant son pas au sien dans le champ qui prenait une teinte crémeuse. Il a sa pension payée pour un an, reprit-il, mais je ne pense pas qu’il prenne l’habit. Enfin, il aura appris ses lettres, le calcul et pas mal de choses sur les plantes et les remèdes, ça lui servira toujours. Vous n’êtes pas occupé aujourd’hui, Messire ?
— Par rien de précis, reconnut Beringar, également serein. J’avais surtout besoin de vos talents et de vos connaissances. J’ai d’abord essayé de vous voir à votre jardin, mais vous n’y étiez pas, et j’ai pensé que vous aviez à faire dans le grand jardin ou le verger. Mais ne vous trouvant nulle part, je me suis assis pour profiter du soleil de cette soirée, près de la rivière. Je savais que vous iriez aux vêpres, mais je n’avais pas réalisé que vous aviez des champs plus loin. Vous avez ramassé tout votre blé, maintenant ?
— Tout ce qui est là. On enverra bientôt les moutons paître dans les chaumes. Que puis-je pour vous, Messire ? Si je puis vous être utile sans contrevenir à mes devoirs, je le ferai volontiers.
— Hier matin, frère Cadfael, je vous ai demandé si après réflexion, vous accepteriez de me rendre service, et vous m’avez dit que vous n’agissiez jamais à la légère. Je le crois sans peine. Je pensais alors à ce qui n’était qu’une rumeur, mais qui est maintenant une menace bien réelle. J’ai de bonnes raisons de savoir que le roi envisage déjà de décamper et qu’il veut obtenir des fournitures et des chevaux de remonte. Le siège de Shrewsbury lui a coûté cher et il a maintenant plus de bouches à nourrir et de cavaliers démontés. Ça ne se sait pas encore, sinon trop de gens auraient cherché à s’évader, comme moi, fit joyeusement Beringar, mais il va donner des ordres pour faire fouiller chaque maison de la ville, prélever la dîme sur tout le fourrage et les provisions dont il a besoin pour son armée, et réquisitionner tous les bons chevaux – tous, vous entendez – qu’on pourra trouver, quels qu’en soient les propriétaires, qui n’ont pas encore été pris pour son armée ou la garnison. Ce sera aussi valable pour les écuries de l’abbaye.
Cadfael se méfia aussitôt. Ça tombait trop bien, c’était manifestement une allusion à son besoin de chevaux et une indication inquiétante. Beringar, informé avant tout le monde en général de ce qui se passait en ville, avait peut-être aussi des informations sur ce qui se passait ailleurs. Rien de ce que faisait ou disait le jeune homme n’était à prendre à la lettre, mais quoi qu’il fît, il jouerait d’abord son propre jeu. A ce stade, plus la réponse de Cadfael serait brève, mieux cela vaudrait. Mais Beringar n’était pas le seul à vouloir jouer au plus malin. Qu’il parle d’abord, même s’il était nécessaire d’examiner ses dires sous tous les angles et de prendre toutes les précautions possibles.
— Le prieur n’appréciera guère, remarqua doucement Cadfael.
— Moi non plus, avoua Beringar, morose. J’ai quatre chevaux dans vos écuries, mais alors que je pourrais prétendre les garder pour mes hommes et moi, une fois que le roi m’aura donné cet ordre, il me sera difficile d’y désobéir sans risque. Ça pourrait être dangereux. Et pour être franc avec vous, je n’ai pas l’intention de laisser mes deux meilleurs chevaux se faire enrôler dans les armées du roi. Je veux les sortir d’ici et les cacher là où les fourrageurs de Prestcote ne les trouveront pas avant la fin de cette opération.
— Deux seulement ? questionna Cadfael innocemment. Pourquoi pas tous ?
— Allons, vous n’êtes pas si naïf, je le sais. Si je n’avais pas de chevaux, est-ce que je serais là ? S’ils n’en trouvaient aucun, ils se mettraient à chercher, et adieu la faveur royale. Mais qu’ils emmènent mes deux vieilles rosses et ils seront contents. Je peux me permettre ça. Frère Cadfael, il ne faut pas longtemps pour se rendre compte que vous êtes l’homme des situations difficiles, même risquées, voire dangereuses.
Il parlait d’un ton vif, aimable et même cordial et il semblait n’y mettre aucun sous-entendu.
— Messire l’abbé s’adresse à vous dans les situations difficiles, je l’imite, reprit-il. Et je l’imite parce que j’ai besoin d’aide. Vous connaissez tout le pays. Y a-t-il un endroit où je puisse mettre mes chevaux en sûreté en attendant la fin de cette battue ?
Cadfael ne s’attendait pas à cette invraisemblable proposition, mais elle arrivait comme un don du ciel. Et il n’hésita guère à s’en servir à son propre avantage. Même si la vie de deux êtres n’avait pas dépendu de ces deux chevaux, il se rendait bien compte que Beringar se servait de lui sans scrupule, et il n’en eut aucun à lui rendre la pareille. Ça allait même plus loin, car le moine soupçonnait fortement Beringar d’en savoir un peu trop sur ce que lui, Cadfael, avait en tête et il semblait que les suppositions que Cadfael pouvait faire sur les intentions réelles de Beringar ne le gênaient en rien.
En quelque sorte, chacun de nous tient l’autre, se dit Cadfael, et nous voyons clair tous les deux, sinon dans les motivations de l’adversaire, du moins dans ses méthodes. Ce sera un beau combat. Et pourtant, ce jeune homme débonnaire était peut-être bien le meurtrier de Nicholas Faintree. Et là, ce serait un duel fort différent, sans quartier. En attendant, profitons au mieux de ce qui n’est peut-être qu’une coïncidence.
— Oui, dit-il à voix haute, je connais un endroit.
Beringar ne lui demanda même pas où, ni s’il le croyait assez éloigné et secret pour être sans danger.
— Montrez-le-moi cette nuit, proposa-t-il aussitôt, en souriant à Cadfael. C’est cette nuit ou jamais, l’ordre de réquisition sera rendu public demain. Si nous pouvons faire à pied le chemin du retour, prenez l’un des deux chevaux. Je préfère que ce soit vous qui veniez avec moi.
Cadfael réfléchit à la façon de procéder ; sa réponse, elle, était évidente.
— Sortez vos chevaux après vêpres, puis allez à Saint-Gilles. Je vous y rejoindrai après complies, il fera noir à ce moment. Il vaudrait mieux que l’on ne me voie pas chevaucher avec vous, mais vous, vous êtes libre de détendre vos chevaux dans la soirée, si l’envie vous en prend.
— Parfait, s’exclama Beringar avec satisfaction. Où est-ce ? Faut-il traverser la rivière à un moment ?
— Non, pas même le ruisseau. C’est une vieille grange qui servait à l’abbaye dans la Forêt Longue, au-delà de Pulley. Mais avec le malheur des temps, nous en avons retiré tout notre bétail et nos moutons ; cependant, nous y maintenons encore deux frères lais. Personne n’ira chercher vos chevaux là-bas, on sait que c’est presque à l’abandon. Et les frères lais me feront confiance.
— Saint-Gilles est sur notre chemin ?
Il s’agissait d’une chapelle de l’abbaye, à l’extrémité est de la Première Enceinte.
— Oui. Nous irons au sud, vers Sutton, et puis nous prendrons vers l’ouest et la forêt. Il y aura au moins trois milles à faire à pied en prenant au plus court. Sans les chevaux, on peut gagner environ un mille.
— Je pense que mes jambes me porteront jusque-là, plaisanta Beringar avec une feinte modestie. Eh bien, rendez-vous à Saint-Gilles...
Et sans un mot de plus, il quitta Cadfael, allongeant le pas pour gagner du terrain, car Aline Siward venait juste de passer le seuil de sa porte ; elle obliqua vers le portail de l’abbaye pour se rendre à l’église. Avant qu’elle ne se fût éloignée, Beringar était à ses côtés ; elle leva la tête et lui adressa un sourire confiant. Elle était sans artifice, mais non dénuée de fierté, ni de bon sens, et elle s’ouvrit comme une fleur en voyant ce jeune homme malin comme un renard, malgré tout ce qu’on pouvait dire de lui. Cadfael, les regardant marcher devant lui et parler avec animation, pensa que c’était un bon point pour Beringar. Ou cela ne témoignait-il que d’une confiance enfantine ? On a déjà vu des jeunes femmes parfaites se faire prendre au piège par de parfaites crapules, voire des assassins, et de parfaites crapules se consacrer corps et âme à des jeunes femmes parfaites, contredisant leur nature par cette tendresse perverse.
Cadfael fut consolé et réconforté en apercevant Godith dans l’église ; elle ne s’en laissait pas conter ; tout en échangeant murmures et coups de coude avec les garçons, elle jeta à Cadfael un bref coup d’oeil interrogateur, et il lui répondit par un sourire rassurant. Lui n’était pas très rassuré, mais il donnerait le change. Aline était merveilleuse, mais Godith le touchait davantage. Elle lui rappelait Ariane, la batelière grecque du temps jadis, avec ses jupes remontées au-dessus du genou, et ses cheveux courts tels des nuages moutonnants, penchée sur son grand aviron, quand elle le hélait de l’autre rive.
Eh oui ! Mais déjà à cette époque, il était plus âgé que Torold. C’est bon pour les jeunes, tout ça. Et puis, cette nuit, après complies, en route pour Saint-Gilles !